lundi 15 décembre 2008

Ma tendre amie


Une fois de plus je suis en retard. Je suis souvent en retard lorsqu'il me faut quitter un endroit familier de manière précipitée. Heureusement le taxi est déjà là, m'attendant patiemment, sage et obéissant. J'aperçois le chauffeur qui grille une Marlboro d'un air las. L'incandescence de la cigarette est comme un fanal pour moi et je l'observe, fascinée presque malgré moi - suis-je la mouche ou l'araignée ? Le compteur tourne, alourdissant allégrement l'addition que je devrais payer. L'argent n'est pas le premier de mes soucis.
Je jette un coup d'oeil à l'horloge murale du salon. Les aiguilles indiquent 21 heures. J'ai faim. Je ne dois pas y songer pourtant car il est impératif que je quitte les lieux. J'aime vivre avec le danger. C'est à peine si je regarde la forme allongée sur le canapé. D'un geste rapide, j'empoigne mes bagages, en fait un simple sac où je fourre les quelques objets dont je ne me sépare jamais. J'éteins les lumières machinalement et je ferme la porte d'entrée à double tour. Pourquoi j'accomplis toujours ces gestes ? Je ne sais pas moi même. Je sais bien que c'est inutile puisqu'ils seront bientôt là, mais c'est plus fort que moi, alors...
Alors je descends le perron calmement, balançant mon sac avec cette insolence qui me caractérise, vous diront certains qui ne sont plus là pour en témoigner.
Le chauffeur me détaille de la tête aux pieds comme si je n'étais qu'à peine plus comestible qu'une pièce de boeuf à l'étal du boucher. Je n'en ai que faire de son regard fatigué et insistant. Il me dévisage lourdement. Mon regard méprisant l'oblige à baisser les yeux. Alors je monte.
D'une voix autoritaire je lui indique le chemin le plus rapide pour m'amener à l'aéroport. Il maugrée dans son coin mais il m'obéit quand même, déçu sans doute de ne pas avoir à faire à un de ces pigeons qui ne verront pas les détours pris par lui pour allonger le prix de la course. Puis il se tait, préférant se concentrer sur la course, désireux de se débarrasser de sa dernière cliente, c'est-à-dire moi en l'occurrence.
Le jour s'assombrit. Je déteste voyager de nuit. Le silence dans la voiture : pas une conversation peu digne d'intérêt, ni de musique de supermarché juste bonne à inciter la ménagère de moins de 50 ans à remplir frénétiquement son caddie. Le chauffeur a voulu allumer la radio dans un premier temps, mais mon geste l'a arrêté : j'ai besoin de silence. De temps à autre il m'observe dans son rétroviseur, se posant mille et une questions. Il croit que je ne le sens pas sous mes yeux mi-clos. Pauvre fou, je vois tout.
Nous arrivons enfin. Toujours cette effervescence indécente à l'approche d'un aéroport pour quelqu'un de solitaire comme moi. Les passagers sont moins nombreux que d'ordinaire, mais il y en a encore beaucoup trop. Ce serait trop beau de rêver à un hall désert rien que pour moi. J'exècre la foule. Très vite, car les corvées m'ennuient au plus haut point, je règle ma course en octroyant un généreux pourboire. C'est à peine si le "merci" traverse l'espace pour résonner dans mes oreilles que j'ai tourné les talons afin de pénétrer dans le hall. La foule m'oppresse et m'affaiblit. J'ai un vertige – sans hésiter la faim qui s'est accentuée depuis toute à l'heure.
Je me dirige vers la porte 6. Elle est là, un sourire artificiel plaqué sur ses lèvres, tendant la main pour s'emparer des titres de chaque voyageur. Son sourire se transforme en rictus lorsque j'envahis son champs de vision. Je fais mine de ne pas avoir surpris son regard. Peu m'importe le dégoût si je peux partir loin de toute cette agitation.
L'hôtesse observe attentivement mon billet, faussement chagrine. Quelque chose cloche apparemment. Elle me soutient qu'il y a une erreur ; que je ne suis pas sur la liste ; qu'elle ne comprend pas ; que pourtant j'ai un titre en bonne et due forme correspondant à une place en première classe. Son babillage insipide me donne mal à la tête. Qu'elle déclame une poésie ou m'abreuve d'injures : je m'en fiche pourvu que je parte d'ici au plus vite. Alerté par son bafouillage et ses gestes brusques, son supérieur arrive enfin et décide de prendre les choses en main. Me voilà une nouvelle fois ballottée à droite à gauche. Je me contenterais même d'une deuxième classe si je pouvais juste m'asseoir. Tous les rangs sont occupés. Chacun m'évite du regard. Cela m'est un sentiment familier. D'aussi loin que je me souvienne, quelque chose a toujours dérangé en moi. Enfin, là, une place vide ! L'homme assis à côté de la place vacante s'empresse de poser son attaché case sur le velours du siège, prétextant que sa femme s'est absentée aux toilettes. Je fulmine. L'hôtesse qui me colle aux basques me tend triomphalement sa liste, me confirmant que la place est prise mais qu'une autre vient de se libérer en classe éco. Je fixe le poltron au costume Armani parfaitement taillé avant de m'avouer vaincue : tant pis, ce ne sera pas toi !
L'hôtesse me tire par la manche, réticente à me toucher, et me force à la suivre afin d'éviter un scandale. Tout ce cirque me fatigue, aussi je me laisse faire. Mes jambes commencent à me faire souffrir comme à chaque fois que la faim dévorante me reprend.
C'est tout au bout, à la queue de l'avion. Une jeune fille, timide, douce. Elle rêvasse près du hublot à la vie studieuse qu'elle va entamer. L'étudiante typique : effacée, consciencieuse, bien élevée - comme je les apprécie à leur juste valeur.
Je lui souris lorsqu'elle tourne la tête vers moi. Ses yeux s'écarquillent un moment, pesant le pour et contre, perplexe, puis me renvoie mon sourire.
Je m'assieds donc, accablée. Je n'ai plus qu'à attendre et l'attente ne sera pas longue, je le sais d'aventure car j'ai l'art de la conversation. Déjà les moteurs vrombissent. On nous rappelle mécaniquement d'attacher nos ceintures et d'éteindre nos cigarettes.
Je regarde de nouveau ma voisine de banquette qui me sourit chaleureusement.
Elle m'accepte. Mon amie. Ma soeur.
Ma source de vie.
Bientôt je n'aurais plus faim.

1 Avis intrépides:

boubou a dit…

Très joli texte.