dimanche 19 septembre 2021

Out of control

J’ai eu une adolescence à rebours. Et très longue à vrai dire.

Je considère en effet en être sortie depuis peu ; depuis deux ans en fait. 

A l’âge ingrat, celui où chacun de nous teste un peu tout, un peu n’importe quoi, j’étais même le prototype de la bonne élève du premier rang, celle sur qui on ne s’arrête jamais, ou juste pour lui lancer l’insulte suprême : « T’es la chouchou du prof ! ». Parce qu'il y avait plusieurs clans : les cools, fringués des pieds à la tête avec les marques les plus tendances - de vrais porte-manteaux ambulants ; les rebelles, qui s'en foutaient de la mode avec leur clous et leur cuirs, arborant des croix autour de leur cous pour certains - les new wave auxquels j'appartiendrai plus tard ; et tous les autres, ceux dont on se moquait allégrement dans la cour de l'école parce que vêtus de fringues informes, de celles qu'on hérite des aînés.

Avant de me montrer moi aussi comme le mouton noir que je resterai encore longtemps - à vrai dire, je n'en suis pas vraiment sortie et ça me joue des tours, j'appartenais donc à ce dernier clan des sans styles. J’avais la panoplie intégrale d’ailleurs : lunettes aux verres « culs de bouteilles » et montures signées par ce cher styliste très en vogue des années 80 – j’ai nommé la Sécurité Sociale ; une jolie constellation de boutons d’acné sur le front et l’arrête du nez ; vêtue la plupart du temps de sweat shirts informes et de jeans velours côtelé. Je ne dramatise pas : c’était ma dégaine en ce temps là. Bref une vraie Ugly Betty pas trop mal lotie niveau cerveau mais totalement à la ramasse question sociabilité. Depuis j’ose croire que les choses ont changé, même si je n’aurais jamais la plastique de rêve d’Adriana Karembeu ou tout autre top model. Je suis tout de même à l’aise dans mes baskets. Je ne suis pas et je ne serais jamais de ces filles sur lesquelles on se retourne mais je m'en fous à vrai dire. 

La plupart du temps.

J’étais donc une ado qui ne comprenait pas les us et coutumes de ses congénères, pas plus que je ne comprenais quelle mouche les piquait à s’agiter ainsi tous les week-end en beuveries et autres saines occupations lycéennes. J’étais une extra-terrestre venue d’une planète monochrome dédiée aux bonnes notes et la vie studieuse. Bien sûr, un peu plus tard, je me rendis moi aussi dans ces hauts temples de la culture et du BPM (beat per minut) avec une joyeuse bande d’amis, d’amis d’amis et de cousins ; bien sûr nous décimions nous aussi quelques bouteilles mais jamais pour ma part au point d’être out of control.

Toutefois, à l'instar d'un bon millier de jeunes gens bien avant moi, ce n'est pas une nouveauté ni très original : nous nous cotisions pour acheter plusieurs de ces bouteilles de vin mousseux, pas chers mais dégueulasses, puis nous nous garions dans les champs, non loin de la boîte de nuit sur lesquelles nous allions furieusement nous balancer au rythme de ce qui allait devenir la techno, et nous nous passions ce vin mousseux que nous buvions au goulot.

Bref, l'objectif était clair : arriver déjà ivres en boîte. 

A 30 ans, je connus ce que l’on appelle communément une adolescence à retardement. Moi qui n’avait tiré que 2 ou 3 taffes de toute ma vie, je commençais à prendre la fâcheuse habitude de m’acheter un paquet de cigarettes ici et là. Je pratiquais alors une sorte de « fumer c’est cool » - la cigarette mondaine. Comme d'autres pratiquent l'alcoolisme mondain. Puis j'eus une véritable épiphanie lors d'une soirée très arrosée et très fumeuse . Vous est-il jamais arrivés de comprendre l'univers en un instant ? Un de ces instants rarissimes qui vous plient en un éclair de lucidité, que vous ne retrouverez sans doute jamais mais qui vous terrifient tout en vous attirant ?

Cela n'arrive que quelques fois dans toute une vie, pour ceux qui ont constaté cet étrange tutoiement avec les anges. Il n'y a pas si longtemps, alors que je suis une adulte  bien ancrée dans ma vie maintenant, de celle qui paie ses impôts et suit les règles, plus ou moins, je me suis retrouvée la tête dans la stratosphère ; parmi les étoiles. Ne me demandez pas ce que j'ai consommé ce jour là, mais il s'agissait de quelque chose d'illégal bien évidemment. 

Durant vingt années, je devenais donc une de ces adolescentes out of control qui ne se met pas de barrière pour tester jusqu'où elle peut aller. Mais pas out of limits : il y a certaines choses que je refuse de franchir. J'ai mon propre Rubicon.

Ce qui est terrible dans tout ça, c'est que parfois, lors de ce type de soirées, vous vous retrouvez à quatre heures du matin à recevoir plein d'appels parce que vous avez insisté que l'on vous texte pour vous informer que vos invités sont bien rentrés. Tandis que vous dormez d'un profond sommeil, celui de l'alcoolique de la soirée. Circonstance atténuante, ou non, je fêtai ce soir-là mon anniversaire. 

Quand, comme moi, on a toujours été considérée comme l'intello de la famille, de la classe, de la pièce, avoir autant de liberté d'un coup - vous découvrez la vie, ça fait tourner la tête assurément. Qui sait comment ma vie aurait évolué, si j'avais eu une adolescence normale ? Mais je n'ai jamais fonctionné selon les schémas plus ou moins dictés par la société.

Mais revenons à nos moutons, cette fameuse soirée de mon épiphanie. La première. 

J'habitais alors à Douai. Je faisais mes premières armes en tant que libraire. Je découvrais ce que ça faisait d'être enfin une adulte qui travaille pour assurer sa subsistance. 

Je m'intégrais dans un petit cercle d'amis. Je rentrais rarement chez mes parents. Pensez, j'avais enfin mon propre lave-linge et n'étais donc plus obligée de ramener mon barda du temps où j'étais étudiante. 

J'avais donc convié mes amis à un couscous. Nous étions quatre. En ce temps-là j'étais omnivore, encore, et mon meilleur ami deviendrait végétalien en partant sur Lille quelques années plus tard, m'entraînant dans sa chute avec lui - mais qu'elle est drôle, cette intrépide !

J'aime recevoir. J'aime nourrir les gens. C'est un de mes défauts de fabrication. 

Je n'avais pas lésiné sur les quantités qu'elles soient solides ou liquides. Autrement dit, il y avait à manger pour un régiment et à boire pour un escadron de soiffards. Plein d'alcools divers et variés. J'aimerais bien retrouver cette bière canadienne que l'on doit mettre au congélateur au moins vingt minutes avant de la déguster. 

A trop mélanger, le cerveau là-haut, fait des cabrioles. Bugue ou pète un fusible. A vous de choisir le terme qui convient.

C'est en tirant sur un cigare non pas cubain mais américain, tout en buvant mon bourbon de huit ans d'âge - en essayant de refaire le monde, que la musique de Moby m'a cueilli. Bien avant que l'artiste ne soit connu mondialement, il était punk. J'ai un drôle d'attachement à cet album "Animal rights". 

J'ai débloqué. Littéralement. 

J'ai regardé mes amis complètement hagarde, je suppose, leur indiquant que je comprenais tout. Que l'univers ne m'était plus une sombre inconnue de mon équation mais que j'étais en osmose. Pour celui qui n'a pas vécu ce type d'expérience, il est difficile d'en transcrire les émotions. Je résumerais donc à ceci : une expérience chamanique.

La suite fut nébuleuse : la redescente est bien plus abrupte. 

Le lendemain, je me réveillais sur le lit, toute habillée. 

Mes amis me confirmèrent que j'étais partie dans des théories fumeuses, la veille, qu'il m'avaient mis au lit tant bien que mal une fois que la chape de plomb s'était abattue sur moi ; qu'ils avaient fait  la vaisselle en devisant tranquillement ; et qu'ils étaient partis en claquant la porte, tout simplement, sur le coup de trois heures du matin, parce qu'il n'avaient pas les clés. Et moi, je dormais comme une bienheureuse, comme un bébé, après ces élucubrations. 

Cette nuit là, je fus donc vraiment out of control.